21 octobre 2010

State of Grace : Pacific Motion


Pacific Motion de State of Grace

Coup de coeur !

Sortie : 1994
Produit par State of Grace
Label : 3rd Stone

Etat de grâce. Le groupe ne pouvait pas porter d’autre nom. Le sommet est atteint de manière insidieuse, sans qu’on s’en rende compte, mais chaque seconde est encore plus magique que la précédente, on baigne dans une sorte de torpeur merveilleuse et apaisante, propice à l’évasion. Tout trouve sa place, tout se mélange parfaitement, tout s’étend et se prolonge, pour des morceaux dépassant largement les cinq minutes, tout invite au raffinement et à l’ivresse.
Pour cet album dont jamais on n’aurait parié en tomber amoureux, mais qui devient très vite un album de chevet, de ceux qu’on écoute religieusement, seul ou à deux, allongé sur le lit, coupé du monde, du vrai monde, ce qui est surprenant c’est que le monde proposé par State of Grace, lui, est complètement artificiel.
Un état de grâce certes, mais un état de grâce qui dépend d’artifices fabriqués, synthétiques, urbains. Et c’est là que tout ceci devient épatant, puisque la magie, le rêve, finalement une dose de mélancolie, vont se retrouver avant tout dans ces samples de clavier et ce rythme technoïde. On n’avait jamais entendu cela avant et les premiers singles de la formation anglaise se révèleront des bijoux qu’on n’avait pas vu venir mais qu’on chérit par la suite. Ces singles, qui malheureusement passeront trop inaperçus, ont été regroupés ensuite sur cette compilation, « Pacific Motion », sorti en 1994 par le label 3rd Stone.
La lenteur approche de l’ambient, et en cela State of Grace sera un précurseur, ce à quoi s’ajoute une répétition dans les phrasées, les thèmes, les gammes mélodiques. La montée sera progressive, avec une structure alanguie, sinueuse, des réminiscences et des vagues de guitares samplées, de chants mixées, à la douceur infinie. C’est d’un nuage que sort la voix magnifique de Sarah Simmonds. Une percée qui traverse le coton. Un rayon féerique qui vient de loin, de très très loin, au travers l’intro de « Sooner or later », comme s’immisçant dans un sommeil profond, et qui se répète indéfiniment. Un sample de voix qui brouillent les pistes, perturbent les balises, instaurent un climat onirique, sur lequel va se baser une ligne de chant de sirène, trafiquée, puis plus tard un rythme souple à la batterie, un groove ralentie. C’est une boucle qui ne varie jamais, les mêmes phrases se répétant, s’enchaînant et se superposant avec une langueur de boite de nuit. Une nonchalance qui va se renforcer au grès de l’instrumentalisation (la boite à rythme qui s’impose, les claviers, les échos) et qui va donner envie de dodeliner de la tête, tranquillement, doucement, et de fermer les yeux.
Une fois les yeux fermés, le corps se mouvant dans ce faux rythme un peu perdu, un peu adouci et artificiel, la portée des morceaux n’en est que plus grande. Ainsi « Miss You », qui pourtant s’ouvre sur un tempo totalement contrefait, à base de boites à rythme, se love dans une moiteur sexy, grave et quelque peu orientale, probablement de par la voix sensuelle de Sarah Simmonds, et permet à l’esprit de s’y enfoncer, de s’en imprégner. Quant à « Camden », premier single du groupe paru dès 1992, malgré son intro tout en distorsion, la féerie est de tous les instants, dans les petits bidules et les petits clapotis, dans cette voix moite et langoureuse, mille fois trafiquée pour la faire ressembler à celle d’une déesse, dans cette indolence qui peu à peu va se laisser recouvrir de bruits de guitares, de claviers, de claps et de réverbérations, pour un crescendo mécanique, où envers et contre tout s’échappera une petite mélodie entêtante à se damner. Les guitares magnifiquement saturées achèveront le morceau, ainsi que les samples de violons pour le porter vers un luxe tout aussi inouï que reposant.
Il n’y a pas de batterie à proprement parler, juste des machines, ni même un tempo binaire, puisque les plages flirtent avec l’ambient, il n’y a pas d’ossature puisque tout sera flottant, léger comme l’air, fluide, et il n’y a pas non plus de lignes de guitares puisque ces dernières n’apparaîtront que samplées pour déverser des saturations électriques et orageuses. C’est l’incorporation du mécanique, du froid, du numérique dans la beauté.
Ce qui ne nous empêche pas d’être totalement bouleversé. Et la finesse de State of Grace est de réussir à chambouler, à créer un monde magique, digne des Cocteau Twins ou de Slowdive (ah ! ce riff génial de « Love, Pain and Passion » ! Impossible à oublier…), sans composer une seule fois avec des moyens organiques. A partir d’une froideur instrumentale, d’un calcul sans fois refait et modifié, aboutir à une composition vivante, prenante, improvisée, débordante d’émotions. On sent une tendresse infinie dans ces chansons, dans leur façon d’étirer les minutes, de refuser de jouer avec les canevas, avec la limite instrumentale. Avec ces premières chansons, les ajouts se font et se défont, au grès des montées progressives, et il n’y a rien qui retient le tout, mélange de samples, de voix, de claviers, de bidouillages, mille-feuille expérimental à la base d’une beauté incroyable, nouvelle et relaxante.
Cette beauté, on va la trouver lorsque le groupe ose une pause dénudée, plus dépouillée, plus romantique aussi, avec le divin et insurpassable « Bitter Sun », à la guitare sèche et à la basse sublime. On n’a rarement entendu une pareille déclaration d’amour au spleen gothique. Près de huit minutes quasiment parfaites où le chant si gracieux, si angélique de Sarah Simmonds feraient fondre les plus insensibles, près de huit minutes à se perdre et à rêver devant un tel miracle mélodique, près de huit minutes à retenir ses larmes.
State of Grace ne se sert pas des schémas habituels, se contente d’une seule ligne de conduite qu’il étend sur toute une plage, à additionner les instruments, artificiels ou non, pour échafauder une exposition d’une rêverie sans limite, qui s’enrichit au grès des saturations, tout en maintenant une suavité infinie, notamment dans le chant et la tranquillité du rythme.
« Ruby Sky » est ainsi un parfait exemple de ce que l’ouverture peut entraîner : véritable lacher-prise effectuée lentement et avec douceur, ce morceau lumineux et entraînant, celui où le chant de Sarah Simmonds est le plus clair, repose sur des guitares, une orgue, des soubresauts de distorsions dans le lointain, des trompettes en arrière fond, un xylophone qu’on surprend parfois, le tout pour une féerie qui ne demande qu’à éclater, à s’ouvrir, à s’épanouir. La surenchère se fait progressivement, on se laisse facilement entraîner, d’autant que les riffs de guitares nous invitent à partir, et petit à petit les instruments s’ajoutent, s’intensifient, se font plus distincts. Enfin, le morceau abandonne, la richesse prend le pas sur tout et tout est alors envahi, on ne distingue plus bientôt la voix de Sarah Simmonds, renversée par les nappes de guitares distordues, pour un final chaotique, long, interminable et évoquant les grandes envolées du shoegaze.
Et alors qu’on pensait avoir touché au sublime, voilà que survient « Head », morceau tout aussi époustouflant de finesse, qui ne se laisse pas gagner si facilement, mais qu’on apprécie et qu’on chérit plus que tout au fil des écoutes. Comme le reste de la compilation du reste, album qui nécessite de l’attention et qu’on y revienne plusieurs fois, avant d’en faire un compagnon pour l’entrée dans le sommeil. « Head » est époustouflant, car comme les autres morceaux, jaillit d’une intro compliquée, biscornue, et entre par une voix complètement déformée qui scande un slogan. Véritable trip sonore psychédélique, le morceau offre son lot de chausse-trappe, de moments plus sombres et plus tortueux, ces passages noirs comme la nuit, comme de gerbes de lumières et de chaleurs, d’appui, de renforcement, notamment par les trompettes (merveilleuses), d’arrivées impromptues qui tout à coup sauvent le monde, confèrent espoir, plénitude et énergie.
On ne peut s’empêcher de ressentir beaucoup d’affection pour ce groupe et ces premiers essais, ici réunis, à plus forte raison parce qu’on sait que c’est une formation que quasiment personne ne connaît. Au moins, au cours de ces chansons, ont-ils atteint une sorte de perfection. On n’aurait sans doute jamais cru qu’elle aurait pu venir d’une musique si simulée, autant basé sur la retouche, sur le sample, sur les claviers, sur la falsification, et pourtant c’est bien le cas.
Pour s’en rendre compte, il suffit de se laisser porter par le splendide « P.S. High », son chant sexy, ses samples divins, son tempo roucoulant de boite de nuit, ce chant qui se prolonge dans le lointain, cette façon de susurrer des choses magnifiques avec une nonchalance extrême, presque quasiment défoncée et envahie d’une plénitude artificielle. Une poésie incroyable qu’on croirait sortie tout droit des machines, qui dans une autre vie, aurait leur propre sens de la beauté, leur propre définition de l’évasion, leur propre définition de la grâce.

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